Louis Nirenberg (1925-2020)

By Professor Ivar Ekeland, le 17 Avril 2020

Nous sommes nombreux, en ce jour de janvier, à avoir reçu le message : « Louis est mort cette nuit ». On ne parlait pas encore du COVID-19, qui était encore confiné en Chine, mais nous savions tous que la santé de Louis, chancelante depuis des années, avait empiré ces dernières semaines. Sa voix au téléphone avait changé, il ne manquait jamais de demander des nouvelles de tout le monde,jusqu’au dernier petit-enfant, mais on le sentait fatigué, et pour ne pas le déranger on allait plutôt chercher les nouvelles du côté de Nanette, et on se les repassait. On l’avait connu en déambulateur, puis en chaise roulante, ce qui ne l’empêchait pas de voyager, mais ces derniers mois il ne pouvait plus quitter New-York. Le corps faiblissait, mais l’esprit était là, et compensait les infirmités par une volonté de fer et un sens de l’humour irrésistible. Pour ceux qui ne l’ont pas connu, il est difficile de décrire ce qu’était l’humour de Louis, une manière d’attendre les calamités de la vie et de les tourner en dérision qui se nourrissait de la tradition yiddish et de son expérience de mathématicien. Son sourire en coin, sa barbiche pointue et son incroyable tignasse lui donnaient une allure de Méphistophélès débonnaire et donnait plus de sel encore à son humour. Il était toujours drôle et jamais méchant : Louis ne disait jamais de mal de personne. C’est de lui que j’ai appris la réponse à la question que nous nous posons tous : «Why do you do mathematics?» «For the grudging admiration of a few friends!».

Dans le cas de Louis, c’était profondément vrai : nul ne s’est fait autant d’amis en faisant des mathématiques. La plupart de ces principaux articles, ceux qui ont fait sa gloire et qui ont changé la théorie des équations aux dérivées partielles, ont été écrits en collaboration. Ce sont ses travaux avec Joseph Kohn sur les opérateurs pseudo-différentiels, ses travaux avec François Trèves sur la résolubilité locale des systèmes de deux EDP linéaires à coefficients variables, ses travaux avec Agmon et Douglis sur les estimées de solutions de systèmes linéaires elliptiques avec conditions au bord, ses travaux avec Fritz John sur les espaces BMO (Bounded Mean Oscillation), ses travaux avec Luis Caffarelli et Joel Spruck sur l’équation de Monge-Ampère, ses travaux avec Basilis Gidas et Wei Ming Ni sur la symétrie des solutions positives de certaines équations elliptiques, ses travaux avec son élève August Newlander sur l’intégrabilité des structures presque-complexes sur les variétés, ses travaux avec Kohn et Caffarelli sur la mesure de Haussdorff des singularités dans Navier-Stokes. Les exceptions sont son travail de 1953 où il résout une conjecture de Weyl (toute variété riemannienne de dimension 2 de courbure positive et de classe C4 peut être réalisée isométriquement comme une surface convexe de R3), et les fameuses inégalités de Gagliardo et Nirenberg, qui ont été découvertes indépendamment par l’un et par l’autre.

Nul n’était aussi intellectuellement généreux que Louis. Il a eu beaucoup d’élèves, venus de tous les coins du monde, et il est resté en contact avec eux. Il tenait peu de compte de ses propres travaux, mais sa curiosité était toujours en éveil pour ce que faisaient les autres, non pas pour rivaliser avec eux, mais pour s’instruire. Cela tenait sans doute à ce qu’il s’intéressait véritablement aux mathématiques, et que chaque découverte était pour lui l’occasion de mesurer l’étendue de tout ce qui reste à trouver. Dans le domaine des EDP, les problèmes non résolus ne manquent pas : on ne sait pas quand les systèmes de trois équations linéaires à coefficients non constants ont des solutions locales, on ne sait pas si les solutions de Navier-Stokes en dimension trois sont régulières ou non. Il est vrai aussi que des progrès immenses ont été faits depuis 1950, grâce à l’introduction des solutions faibles, et que Louis y est pour beaucoup.

Il disait lui-même qu’il avait eu beaucoup de chance dans sa vie. Il était né et avait fait ses premières études au Canada. C’est Richard Courant qui l’a attiré à New York: il est arrivé à NYU comme étudiant en 1945, il y a fait sa thèse sous la direction de James Stoker, et il y est resté jusqu’à sa mort, soixante-quinze ans plus tard. De nos jours, il n’existe aucune institution qui puisse donner une idée de ce qu’a été le Courant Institute ces années-là : il y avait les rescapés de Göttingen, dont Richard Courant lui-même, Fritz John, Kurt Friedrichs, puis les trois piliers, Jack Schwarz (qui devait se tourner vers l’informatique), Peter Lax, Louis Nirenberg, et autour d’eux gravitaient des célébrités comme Kathleen Morawetz (là encore le Courant Institute avait été un précurseur, en mettant des femmes en avant) ou Jürgen Moser. Il y avait un seul probabiliste, mais c’était Ragu Varadhan ! L’atmosphère qui régnait au Courant était extraordinaire : il n’y avait nul mandarinat, tous ces gens, dont chacun aurait pu sans peine régner à lui seul sur un département de mathématiques, s’entendaient comme larrons en foire, et étaient aisément accessibles.

Mathématiciens et informaticiens, jeunes et vieux, gloires établies et jeunes chercheurs, c’était un joyeux mélange et tout le monde se retrouvait à déjeuner dans le lounge du dernier étage, avec une vue sur Washington Square et une conversation générale où on était sûr d’apprendre quelque chose. Avec l’âge, l’enthousiasme de Louis n’a pas faibli. Il était un orateur recherché dans tous les coins du monde, et son quatre-vingtième anniversaire à New York avait été une grande fête, les gens étaient venus de partout. L’événément le plus spectaculaire a sans doute été le prix Abel 2015, qu’il a partagé avec John Nash. Je vois encore John Nash, qui, il faut bien le dire, était un orateur plutôt terne, quittant le micro après un discours de remerciement applaudi poliment, et Louis Nirenberg juste après, déboulant sur son fauteuil roulant, et déclarant avec la fougue de la jeunesse qu’il était très honoré d’avoir eu le prix Abel, mais que ce qui l’honorait le plus, c’est de le partager avec John Nash, dont le travail fondamental, et patati, et patata, soulevant l’enthousiasme de l’assistance non pas pour lui, mais pour quelqu’un d’autre ! Et il était parfaitement sincère : ce qui l’intéressait, c’était les mathématiques, peu importe qui les faisait, lui ou quelqu’un d’autre, et si c’était quelqu’un d’autre, il appréciait en connaisseur, car il lisait les démonstrations la plume à la main. Louis était de ceux qui ne se contentent pas des grandes idées, mais qui connaissent l’importance d’avoir des outils bien affûtés et de savoir s’en servir. C’était le chantre des inégalités fonctionnelles, le maître du principe du maximum, il a fait des calculs incroyables qui ont abouti à des résultats simples (je pense au fameux article Agmon-Douglis-Nirenberg). Loin de s’en enorgueillir, il en tirait plutôt des raisons d’être modeste, car cela lui permettait d’apprécier en connaisseur le travail des autres.

Louis était un homme de culture. Il lisait beaucoup, écoutait de la musique (son petit-fils a fait la Julliard School, et il en était très fier), et adorait le cinéma. Lors de mon séjour au Courant Institute, les cinémas indépendants de New York existaient encore, et pratiquaient le « double feature », deux films à la suite. Il m’y a entraîné, et quand il ne pouvait pas y aller, il m’envoyait et je devais lui faire un rapport à mon retour. C’est lui qui m’a fait découvrir « Ikiru », le chef-d’oeuvre de Kurosawa, et je me souviens comme si c’était hier que nous avons assisté ensemble à la première de « Ran » à New-York. Sa maison était ouverte, du temps de Sue comme du temps de Nanette, à New York comme à Paris. Il a adoré la France et l’Italie : dans ces deux pays il était chez lui, les mathématiciens y étaient plus que des amis. C’était un homme bon, et c’était un homme simple. La vie avait pour lui un goût particulier, qui mêlait la culture européenne, la saveur de l’amitié et la curiosité d’apprendre. Il l’a conservé jusqu’au bout, et il est mort sans avoir épuisé tout ce qu’elle lui réservait. Mais, pour reprendre une autre de ses plaisanteries (l’épitaphe du garçon de café):« God finally caught his eye ».

 

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